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Seconde lettre de nouvelles : un mois déjà !


Voici un mois que nous sommes partis, un mois qui s’est écoulé en un battement de paupières. Cinq jours après notre départ, l’âne Obélix a rejoint notre convoi. Quelques ruades plus tard, l’âne et la jument semblent s’être bien trouvés – la beauté froide et le petit comédien ; l’un plus rétif et l’autre plus inquiète lorsqu’il leur a fallu cheminer seuls par moments. L’esprit de troupeau canalise nos bestiaux, et tous deux marchent d’un même pas vif.

Un autre petit animal a grossi les rangs, imprévu celui-là : le chiot Hublot, que nous avons pour ainsi dire vu naître à la ferme Ma Zadou. Pelage noir d’ours, un peu de blanc au poitrail et sous la patte, il sera attendrissant pour quelques mois encore – après quoi il sera très grand. Il se chamaille à merveille avec Élisabeth, l’autre petit mammifère du convoi, et dort au pied du meneur lorsque nous sommes en route. L’incessant enthousiasme de cette petite créature du bon Dieu nous fait comprendre comment Marie Noël a pu l’appeler créature la plus parfaite dans son conte Le sixième jour[1].



Notre spectacle Saint Louis-Marie, le vagabond de Dieu, au cours de nos quatre représentations, a eu bien du succès, y compris auprès de personnes qui mettent très peu les pieds dans une église. Il y a là une possibilité qui nous réjouit : celle de favoriser la rencontre entre des milieux parfois imperméables ; des paroissiens « classiques » d’un côté, de l’autre, de jeunes ruraux, parfois « néo », plus ou moins hippies – qui ont beaucoup à partager.

Nous avons pu jouer parfois des chansons dans des cafés, comme au restaurant ouvrier de Pont-Melvez, et donné un bal folk très sympathique au square de la Fontaine à Rostrenen (photo ci-dessus, et galerie de photos tout en bas de la page).




Nous avons été reçus par divers hurluberlus en quelques semaines ; un ancien roulottier, grand-père à présent, qui vécut douze années hors-système avec un convoi montant jusqu’à dix-sept enfants et trente-cinq chevaux ; divers paysans humbles et patients ; un tailleur de pierre à la retraite ; un couple d’éditeurs religieux qui se sont beaucoup laissés conduire par la Providence ; un calligraphe, artisan pressant son propre papier, s’inspirant des samouraïs et de la sagesse orientale… Plusieurs portraits devraient suivre, et notamment ceux de Julot et Nora, éleveurs de chèvres et fromagers, chez qui nous avons pu nous initier à la traite des chèvres à la main ; Samuel Lewis, paysan artiste et militant.

Nous sommes édifiés par le courage et la générosité des personnes que nous rencontrons. Nos conversations tournent souvent autour des mêmes pots : l’aspiration à retrouver une autonomie vivrière locale (avec ou sans argent ? avec quel degré d’échange et de spécialisation ?), à recomposer des communautés soudées par l’amitié et par des relations d’échanges et de services mutuels. La foi et la religion reviennent souvent aussi. La plupart ont foi dans un ordre qui justifie leur action et leur combat (où ils se retrouvent, politiquement et matériellement, perdants, renonçant à la course aux honneurs et aux richesses). Ils sont souvent méfiants vis-à-vis des institutions religieuses, préférant s’inspirer librement des diverses traditions et sagesses, et en s’appuyant avant tout sur leur propre bon sens. Il y a toutefois l’idée, ou du moins l’espérance que la justice triomphera, que les sages et les humbles finiront plus heureux que les riches et les puissants de ce monde. Socialement, culturellement, la plupart se vivent à la fois comme les derniers des Mohicans et comme des pionniers, qui sèment pour un temps prochain – un temps où le travail humble et respectueux de la terre et des vivants, hommes et bêtes, sera l’unique et véritable source de richesse. Ils se sentent déjà payés par la joie dans leur travail et par le sens qu’ils reconnaissent à leur action. Ils attendent l’heure où la marge où ils se trouvent redeviendra la norme, que ce soit par désir humain ou nécessité matérielle.

Nous avons pu noter également une grande défiance vis-à-vis de l’État et de l’appareil politique et administratif. Celui-ci est perçu comme le complice et le promoteur d’un système technique et capitaliste qui arrache aux individus et aux communautés leur autonomie et leurs traditions. Baignée d’une idéologie individualiste et progressiste qui se présente comme le camp du Bien, la « puissance publique » ressemble plutôt à une impuissance des peuples et des nations à disposer d’eux-mêmes. L’impôt semble le moyen de contraindre au productivisme, la redistribution sous forme d’aides sociales le moyen de faire rentrer dans les rangs en créant une dette et une dépendance au système productiviste. Il reste à interroger quelles solidarités et quelles garanties pourrions-nous opposer à ce système d’assurance sociale ?

Nous avons donné une fois, dans un éco-lieu, notre causerie sur les systèmes corporatifs, par laquelle nous essayons de mettre en lumière notamment les pièges et violences du libéralisme économique.[2]

Nos recherches sur les systèmes corporatifs d’Ancien régime, sur la solidarité organique des sociétés prémodernes, et sur le tournant libéral du XVIII° siècle, ainsi que toutes nos rencontres, nous confortent dans cette idée : l’hydre à combattre, c’est d’abord l’État central, la technocratie, les décisions prises dans un bureau lointain par un diplômé trop peu compétent et trop loin des sujets qu’il encadre, la « dégénérescence administrative»… Nous avons commencé un annuaire de toutes les « lois débiles » de la technocratie ; celles qui empêchent d’exercer un métier de manière intelligente et naturelle… soit au service du monopole des structures puissantes, soit, dirait-on, pour l’incompréhensible plaisir de briser une initiative humaine et intelligente.

Le livre de Christophe Guilluy Les dépossédés, paru en 2022 chez Flammarion, avait accompagné la première semaine de notre périple. Nous nous permettons d’achever en en donnant quelques extraits ici :

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’’L’intellectuel idiot, c’est l’expression que le chercheur a trouvée pour désigner ces «intellectuels paternalistes diplômés des grandes écoles qui s’arrogent le droit de nous dire ce que nous devons faire, ce que nous devons manger, comment parler, comment penser et pour qui voter mais qui n’ont aucune idée des ressorts de la vie ordinaire (Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne noir.) Il pointe ainsi du doigt que plus la baisse de niveau intellectuel et culturel des ’’élites’’ devient visible, plus ces derniers ostracisent le bas.

(…)

Cette baisse du niveau culturel et intellectuel, à l’origine de la perte de sens du politique, provoque mécaniquement une montée de l’emphase technocratique et communicationnelle qui imprègne désormais tous les domaines de la formation, de l’information, de la culture, de l’éducation et de la recherche. Dissimulant la bêtise derrière le diplôme, la représentation commode d’une société divisée entre les gens ’’éduqués’’ et surdiplômés (l’absence de diplôme, lire ’’la bêtise’’, est systématiquement convoquée comme cause du vote populiste) et les non – ou faiblement diplômés (la plèbe) est l’assurance vie des classes dominantes.

(…)

Encore porté par leur force d’inertie, le bateau ivre du modèle dominant poursuit sa route. En Occident , où l’on produit plus de mots (et de dettes) que de biens, ce vaisseau ressemble à la nef des fous.

(…)

Faut-il, aux côtés des griots, poursuivre l’aventure vers un chaos programmé ou s’ancrer à nouveau dans la réalité avec la société ordinaire ? Prolonger avec les possédés ou reconstruire avec les dépossédés ? En réalité, nous ne sommes pas face à un choix, mais face à une nécessité. Trop longtemps placée à la périphérie du monde, la majorité DOIT revenir au centre.

Sans surprise, ce retour au centre sera vivement contesté. L’intelligentsia hautaine nous expliquera que le monde est trop complexe pour être porté par des gens pas assez diplômés, que la vie de déplorables ne peut représenter un modèle. Ah, qu’il est loin le temps où l’on pouvait s’amuser du fait que « deux intellectuels assis vont moins loin qu’une brute qui marche » ! Cette boutade date de l’apogée des Trente Glorieuses, une époque où justement la majorité ordinaire, intégrée économiquement et encore dominante culturellement et politiquement, était « au centre ».

(…)

Ce retour au centre n’est pas un retour vers le passé, mais un ancrage dans la réalité contemporaine. Il ne s’agit pas de revisiter le monde perdu de la classe ouvrière, mais au contraire de s’appuyer sur ceux qui, contre vents et marées, ont continué à prendre en charge les réalités sociales et culturelles et à préserver un bien commun et des valeurs qui dépassent et précèdent toutes les idéologies, tous les systèmes.

(…)

Dans le sillage du géographe Gérard-François Dumont, une fraction des élites pense désormais que les petites villes, les villes moyennes et les campagnes offrent les conditions d’un développement endogène et durable, car tous ces territoires disposent d’une force inestimable : la ressource humaine. Au départ, il y a des gens ordinaires, des artisans, des agriculteurs ou des commerçants qui portent une idée, un projet qui fait sens localement (politique adaptée à leur géographie), et à l’arrivée c’est une petite économie durable fondée sur les circuits courts et un esprit de solidarité qui prend forme. Ce retour à la (res)source humaine n’est pas seulement la condition du développement de ces territoires, il marque aussi un coup d’arrêt au processus de dépossession, d’annihilation des existences et de la société tout entière.

Le retour des gens ordinaires au centre est la seule réponse à la promesse du chaos, et la seule condition à la reconstruction.

Cet ancrage dans la réalité ordinaire ne nous conduira pas à un monde parfait, mais (et ce sera déjà beaucoup) à un monde qui aura du sens. C’est désormais la seule ligne d’horizon.




NOTES

[1] Lorsque nous sommes obligés de réprimer ses aboiements adressés aux passants nous sommes aussi un peu honteux et nous rappelons la formule célèbre de Gilles Deleuze, comme quoi l’aboiement du chien est la honte du règne animal… La création a de ces paradoxes dont la clef nous sera sûrement donnée un jour ; l’âne lui-même semble redoutable, parfois d’intelligence et de sensibilité, parfois de bêtise profonde.

Nous avons eu ce soir-là une confirmation directe que nous n’étions pas seulement en train de brasser du vent conceptuel : une jeune femme, artisan dans un domaine que nous tairons, nous indiquait que lors de la dernière réunion de son corps de métier pour les Côtes d’Armor – réunion légale – c’est officieusement et illégalement qu’ils s’étaient mis d’accord sur un prix de vente en-dessous duquel ne pas se risquer, pour le bien de tous les collègues. Cette fameuse doctrine du juste prix, prégnante au Moyen-âge, dont nous entendîmes parler par Guillaume Travers ou par le néothomiste Jean Daujat… était là, sous nos yeux, appliquée de manière clandestine par des personnes de bonne volonté pour contourner le souvent perfide principe de libre concurrence.






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2 Comments


Emmanuel Giovannoni
Emmanuel Giovannoni
May 31, 2023

Avez-vous pensé à passer à la ferme du Gwenvez (Arche de Lanza Del Vasto) à Plonéour-Lanvern ?

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Francoise Federici
Francoise Federici
May 17, 2023

Merci pour ces nouvelles qui nous font partager votre aventure !

Depuis Lourdes, nous sommes avec vous. Bonne route les troubadours.

Bien affectueusement.

Françoise Federici.

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